Ce jour-là, je prenais gentiment l'air au pied de mon arbre favori.
Je m'en souviens comme si c'était hier !
Mes feuilles maigrichonnes doucement caressées par le vent du printemps, chargé de soleil et de chaleur ; mes premières corolles tout juste ouvertes, déployant leur palette de roses et de blancs. Des fleurs tendres, aux pétales doux ; mais je ne devinais pas encore la valeur des jolies taches que Mère Nature y avait semées.
C'est vrai, quoi ; quand on est une orchidée – pas une plante en pot exotique et fragile, mais une vraie orchidée de chez nous, une petite touffe hirsute et timide jaillissant au beau milieu des alpages –, on pense à l'été qui arrive, aux abeilles qui racontent les derniers potins du pré, aux bourdons balourds qui nous font de l'œil et aux voisines toujours en train de bavasser. On est bien loin d'imaginer qu'ailleurs, loin du chêne qui nous surplombe, loin de notre prairie et de la rivière, dans des villes lointaines, des gens s'arrachent les fleurs tachetées comme des jardiniers en manque de couleurs !
Moi, grande naïve, lorsque des cohortes de touristes en randonnée me remarquaient et venaient chatouiller mes feuilles et me photographier, je pensais que c'était pour ma petite bouille sympathique. C'était rigolo de rendre mes voisines jalouses ; elles, simples herbes ou petites feuilles discrètes, n'attiraient jamais les objectifs.
Et puis ce fameux jour, alors que mes petits pétales ruisselaient de couleurs sous la lumière du soleil, voici que déboule un type bizarre. Appareil photo en bandoulière, mais cela j'y étais habituée ; non, ce qui m'étonnait, c'était plutôt son grand sac noir. Et le petit godet en plastique qu'il trimballait allègrement.
Je le reconnus ; il était passé quelques jours auparavant, et toute fière de son vif intérêt, j'avais déployé mes plus beaux autours, gorgée de sève et de lumière.
Prête pour un nouveau shooting photo, je me pomponnais déjà ; quand soudain ! Sa grande main fondit le long de ma tige, jusqu'à mes racines, et commença à creuser ! Prise de panique – quelle plus grande faiblesse que de pauvres racines toutes pâlichonnes ? –, j'aurais bien voulu le mordre, mais des pétales mous ne font pas de très bonnes mâchoires. Il me dénuda complètement : je manquai attraper froid aux pieds, le saligaud était incapable de prendre soin d'une dame ! Puis il m'attrapa et me planta dans son pot, avant de me rhabiller de terre d'une main leste.
Diantre ! Je faillis bien m'évanouir. Comment, il voulait que je rentre entièrement dans ce truc minuscule, dans ce machin qui compressait mes racines et me donnait mal aux feuilles ? Moi qui avait grandi dans un pré immense, qui avait étiré bras et pieds avec délice, soudain comprimée dans une cage minuscule !
Hélas, le supplice ne s'arrêta pas là. Il souleva le pot – et moi avec – au dessus de sa tête, étudiant la transparence de mes feuilles nimbées de soleil, puis ouvrit son grand sac et me planta là, au milieu d'un champ d'autres petits godets fixés les uns aux autres. Un mal de l'air tenace me collait aux pétales – ce n'était pas tous les jours que je décollais de terre – et l'obscurité étouffante du sac n'arrangea rien ! Je vous passe la longue, longue et terrible randonnée qui suivit, où les cahots et les tournants manquèrent me faire faner.
Je vous passe aussi l'arrivée à la serre gigantesque, au magasin rutilant, je vous passe notre sombre détresse, à nous les petites plantes de montagne, devant le bruit, l'agitation, la foule et sa cupidité. Je vous passe notre terreur et notre incompréhension, sans réponses face à ces étendues de fleurs et de feuilles, immenses, parfaitement alignées, emprisonnées sous un soleil de plomb, sans eau, avec si peu de terre, étouffées par les vapeurs de goudron de la route chauffée à blanc ; en attente de ventes et de transferts. Je vous passe tout cela parce que nous étions pareilles aux Juifs dans leurs wagons insalubres, nous les petits machins verts que vous achetez sans vergogne ; mais que vous n'acceptez de semblables témoignages que de ceux qui vous ressemblent, et cela aurait pour seule utilité de ramener à ma mémoire ces terribles jours.
De fait, mon pays et l'Europe entière – le monde peut-être – traversaient une période d'engouement massif pour les fleurs à robe de léopards. Les pois, les taches, les cercles concentriques, les marques sombres, absolument tout y passait. Ainsi, dans ma rangée, ma voisine le numéro 506 était une pauvre petite Erythrone dent-de-chien, à la corolle un peu fanée, encore poudrée de rose et de soleil. Pour son malheur, ses grandes feuilles étaient nées marquées de taches. C'était une fleur rare, ainsi nommée pour son bulbe en forme de croc ; l'Horticulteur n'avait pas hésité à la renommer "dent-de-sabre" pour aguicher les clients.
A mon côté droit, le numéro 508 était une simple pulmonaire, de celles qu'on croise sur tous les bords de chemins, aux corolles mauves et sucrées et aux feuilles semées de jolies taches de lune. Etiquetée Fleur rare, originaire d'un alpage supérieur à 1300 mètres, elle fut cédée pour quelques milliers d'euros à un quelconque collectionneur des villes, avide de plantes sauvages. Une belle arnaque, si vous voulez mon avis.
Je partis juste après elle, avant l'Erythrone pourtant jolie, mes pétales pointillés étant bien plus recherchés que ses feuilles marquées.
En tant qu'Orchis tacheté provenant d'une prairie à haute altitude, je fus vendue à un prix exorbitant ; moi qui jadis me pavanait devant les objectifs des photographes botanistes, je n'en conçus que de l'amertume. Chargée à l'arrière d'un camion, serrée contre des dizaines d'autres petites plantes, nous fûmes déchargées, puis rechargées dans une soute obscure ; nous ne sûmes qu'après que nous avions traversé les mers avant d'atterrir en Amérique.
Rempotée dans un pot à ma taille, placée sur le rebord d'une fenêtre telle un vulgaire géranium, j'avais une incroyable vue sur le ruban de goudron non loin, mais aussi et surtout sur la télévision de la grande maison. Et donc sur l'histoire de mon peuple, que déroulait allégrement le vôtre.
La folie des fleurs à robe tachetée dura longtemps, pareille à la tulipomanie du dix-septième siècle. Le cours des orchidées, surtout, ne cessait d'augmenter, donnant lieu à de véritables scandales financiers qui ne cessaient de m'ébahir. Une simple Phalaenopsis parsemée de taches mauves, si tant est qu'elle provienne des serres d'un horticulteur prisé, était vendue autant qu'une pierre précieuse. Moi, sagement plantée sur mon rebord de fenêtre, je n'en croyais pas mes pétales. S'arrachait-on réellement ces spécimens de bas étage dans les sphères les plus hautes de la société ? Quant aux espèces les plus prisées telles l'orchidée léopard, en provenance d'Afrique, n'en parlons pas. Seuls les millionnaires pouvaient se vanter d'en posséder une collection.
Les horticulteurs ne cessaient de se lancer dans de nouveaux croisements, de nouvelles espèces, de nouvelles couleurs, toujours plus grande, plus belles, plus fleuries. Ainsi naquirent la Phalaenopsis à robe léopard africaine, dont un exemplaire finit par atterrir à ma gauche, ou encore l'Erythrone léopard dent-de-sabre, une copie de mon ancienne voisine au bulbe pointu, mais dans des tons sable et feu.
Il y avait des fleurs tachetées partout, sur tous les balcons, tous les bords de fenêtres, dans toutes les serres, sur tous les marchés. De larges pétales doux, semés d'étoiles noires, prenaient le soleil dans toutes les villes, oscillait doucement dans le vent ; des océans colorés teintaient les jardins et les maisons, étiraient des arc-en-ciels le long des rues et des jardinières. C'était magnifique.
Et un jour, la montagne spéculative – ce n'était plus une bulle depuis longtemps – s'effondra sur elle-même, détruisant les ventes aux enchères, les serres immenses qui scintillaient sous le soleil, les trafics illégaux de plantes protégées ou transgéniques, et les empires des horticulteurs.
Ce fut la crise des fleurs léopards.
Il y eut des suicides. Des scandales. Des incendies criminels. Je regardais, glacée de terreur, les serres se morceler au milieu des flammes, les charpentes métalliques se tordre sous la chaleur infernale, les panneaux de verre et de plastique fondre en flaques étincelantes. Et sous ce ciel de cendres et de braises, des centaines de milliers de fleurs lentement écorchées par le feu.
Les fleurs léopards ne valaient plus rien désormais. Nous étions des miettes, des bouchées de pain dont plus personne ne voulait, des végétaux maudits que l'espèce humaine fuyait désormais.
Je vis les collectionneurs entreposer leurs pots multicolores dans des soutes obscures, les arroser d'essence et y jeter une allumette. Je vis les horticulteurs retirer leurs milliers de plants, les priver d'eau et les laisser crever sur le bas-côté. Je vis les jardiniers sortir leurs bêches et leurs bottes, et arracher, arracher, arracher. Jetant les cadavres sur les tas de compost. Un long cri de plantes, l'un de ces sons ténus que l'oreille humaine ne perçoit pas, s'exhalait du monde entier à travers la télévision.
Je quittai mon bord de fenêtre : on me vendit pour presque rien. Et je traversais la mer à nouveau. On me rempota trois fois, me revendit encore, et encore, et encore. Et encore. Je perdais mes couleurs, ma lumière ; mes fleurs baissaient la tête. Dans des éclairs de lucidité, je me voyais jetée dans un fossé, dans ces fosses remplies de cadavres tachetés en décomposition.
Mais contre toute attente, après des kilomètres de route, de camions et de serres de plus en plus petites et de plus en plus mal foutues, on m'offrit à une petite fille originaire de ma propre région.
Je retraversai la France, grimpai le long des pentes montagneuses que j'avais si bien connues. Et on me planta dans la terre meuble et douce, la bonne vieille terre de mes prairies, au côté de petites herbes bavardes qui n'avaient jamais vu plus loin que le chêne tout-là bas. Mes vieilles racines réapprirent à pomper une eau pure, à se faufiler entre les pierres souterraines, à subir la morsure des insectes.
J'ai redressé ma petite touffe hirsute et pleine de couleurs, j'ai déployé mes fleurs au milieu des abeilles et des bourdons, gémissant comme une vieille sous la caresse du soleil. Et petit à petit, j'ai commencé à oublier les serres à perte de vue, les cahots des camions, les rues américaines. Rien qu'un long tapis d'herbes et de fleurs, les vrombissements des insectes et le ciel tendu comme un grand lac bleu.
Mes fleurs sont toujours roses et tendres, elles sont toujours marquées de taches, rappelant la robe d'un certain fauve. Mais désormais, plus aucun promeneur ne ramène son appareil photo…
Je crois bien que le temps des léopards est terminé.
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