- Je suis un lapin, lapin, lapin.
Un éclat doré scintilla dans la pénombre. Un œil grand et rond. La pupille tressaillit, fusa à gauche, voltigea à droite, revint à gauche se percher sur un détail caché dans le décor.
- J'aime les trucs toxiques, toxiques, toxiques.
D'un coup de pattes, l'étrange bestiole se propulsa en avant. La peau de son échine, étrange carrosserie, luisit dans les ténèbres en renvoyant des pépites lumineuses sur les objets qui l'entouraient.
- Plastique ? Plastique ? demanda sa voix vive à un rebut de couleur rose.
Son petit nez plat s'agita follement, plein d'enthousiasme, en reniflant la chose en question. Une vieille coque de téléphone portable couverte de poussière.
- Plastique, confirma le lapin pour lui-même. Manger ?
Un bref silence. Son immense oreille se dressa, telle un périscope de sous-marin, et pivota lentement dans l'espoir de capter une réponse dans le silence ambiant. Une minute passa.
- Manger, acheva-t-il enfin devant l'absence de répartie.
Ni une ni deux, il planta dans la coque ses dents plus aiguisées que des rasoirs, la sectionnant en un crac. Puis ses mandibules se mirent à l'ouvrage.
Trente secondes plus tard, l'objet avait déjà disparu. Le petit lagomorphe renifla les trois miettes qui restaient avec un air penaud. Puis il s'ébroua les oreilles et déguerpit en bondissant.
- Je suis un lapin, lapin, lapin…
En fait, il n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait bien être un lapin. Il y avait longtemps, bien longtemps, que la mutation génétique avait pris le pas sur l'espèce d'origine. Les bouffeurs de plastique, comme on les appelait à l'époque, se multipliaient très vite et leurs gènes étaient dominants ; ils étaient capables de se reproduire avec des lapins mais de donner ensuite une progéniture pure à 90%. De plus, ils pouvaient digérer en une heure plus de plomb, de mercure et de pétrole qu'aucun animal naturel n'était capable d'absorber durant toute sa vie. Depuis des décennies, il n'y avait plus aucun pissenlit pour nourrir les véritables lapins. En revanche, le monde croulait sous ses propres détritus.
Ils étaient le chef-d'œuvre des bio-ingénieurs de l'époque ; la première pièce du bestiaire qui allait voir le jour ensuite.
La petite voix d'automate, un peu nasillarde, s'éleva à nouveau dans le silence absolu qui régnait sur la plaine de déchets.
- J'aime les trucs toxiques, toxiques, toxiques…
Un saut par ci, un saut par là ; la petite silhouette aux membres élastiques, à la carrosserie bleu ciel, avait décidé de jouer à saute-mouton avec le squelette d'un lave-vaisselle éventré.
- Plastique ? Silence. Reniflements.
- Plastiiiiiique ?
Décontenancée, la bestiole fixait des étendoirs de métal, gainés de blanc.
- Plastique ? Plastique ? Plastiiiiiiiiiique ?
Décidément, il n'y avait pas moyen d'avoir une réponse dans cette foutue décharge ! Il pencha la tête d'un côté puis de l'autre, écoutant ses deux instincts ; l'un, le millénaire, celui qui découlait de ses ancêtres bondissant dans les prairies, lui disait de ne jamais croquer dans une chose inconnue. C'était une voix ancienne, tissée de vent, de foin et de pluie. Le second, un programme implanté dans son cerveau par les généticiens, lui ordonnait de manger absolument tout ce qui attirait son attention. Cette voix-ci avait un goût de fer et de plastique, elle était durcie de règles et d'interdictions.
L'automate s'ébroua deux fois, puis une troisième, sur le point de devenir fou face à ce dilemme qu'il rencontrait pourtant une dizaine de fois par jour.
- Métal, dit soudain une voix en tout point semblable à la sienne.
Notre bestiole eut un sursaut terrifié. Elle se tourna vers le nouveau venu, prête à déguerpir, son petit cœur de lapin tonnant dans sa poitrine. Il s'agissait d'un de ses congénères à armure noire, fièrement dressé sur un lave-linge en surplomb. Ses yeux d'or scrutaient le petit lapin bleu.
- Métal ? Plastique ? demanda encore celui-ci, peureux de nature.
- Métal, grogna l'autre à nouveau - ces jeunes n'avaient vraiment rien dans la cervelle.
- Métal, répéta le bleuet à oreilles, tout content. Métal.
Son nouveau maître grinça des dents, ces vieilles lames de rasoirs tout émoussées qui ne seraient bientôt plus bonnes à rien. Il n'avait que trois ans. D'ici un mois, incapable de se nourrir, il rejoindrait les déchets et les métaux lourds qui brillaient sous ses pattes. Son cerveau avait déjà commencé le compte à rebours.
Il frappa le sol d'une longue patte usée, puis bondit et disparut dans un éclair noir.
Déconcerté par le départ de celui qu'il venait d'élever au rang de mentor, le jeunot se dressa sur son derrière, observant les alentours de ses grands yeux débordants de curiosité.
A l'ouest, une montagne de déchets ménagers ; à l'est, un vallon de machines fracassées. Au nord et au sud, des rivières d'emballages plastifiés qui accrochaient les pâles rayons de la lune, les transformant en éclats liquides.
- Plastique ? Plastiiiiiique ! s'enthousiasma le lapin fou de joie, oubliant son précieux maître disparu.
D'un puissant coup de pattes, il se propulsa vers le nord, bondit sur les obstacles détruits qui se présentaient à lui, franchit un ruisselet empoisonné, transperça une moustiquaire pleine de poussière, pulvérisa une vitre étoilée, prit son envol dans une giboulée de vent glacé qui le poussa vers le ciel. Pris par la course et le jeu, il avait déjà oublié la rivière de plastique. Des tourbillons de mouches s'envolaient sur son passage furieux, les liquides toxiques giclaient dans de grandes gerbes colorées, les éclats de verre dansaient sous les coups de ses pattes, des étincelles jaillissaient dans de petites apocalypses éphémères. A chaque bond, l'espace d'un instant, les oreilles au vent et les pattes étendues, il était le roi de la décharge, le prince du plastique, il touchait le ciel, ce vieux ciel noir et obscur que les nuages de plomb torturaient un peu plus chaque jour depuis qu'il était né. Il était seul et libre, il était lapin filant dans les prairies verdoyantes qu'il n'avait pas connues, il frôlait une orchidée - pot d'échappement cassé - puis une vieille souche mangée de mousse - télévision bouffée de rouille - puis un grand champignon doux - le pied d'une chaise recrachée par le sol.
Lors de ces instants, de ces petites secondes volées au destin, il n'était plus vomi par la décharge comme cette chaise, il n'était plus né sous un bidon bleu frappé d'un symbole jaune, non, il était un être étrange uniquement fait de chair et d'os, et de poils, et de liberté, un être presque semblable à un oiseau, à ces créatures divines qui n'existaient plus mais dont la vieille télé du terrier crachotait parfois quelques images.
Mais la seconde d'après, il heurtait un store métallique, se rétablissait dans un fond de peinture caillée, se prenait les pattes dans un moteur de voiture et s'étalait sur le fouillis de lames qui remplaçait désormais les galets des rivières.
Ses poumons étaient emplis de feu, son cœur saturé d'amertume, et la lumière commençait à se faire plus forte, à rougir les nuages de cendres et de mercure. Sa pupille ronde se rétracta en tête d'épingle. Il était temps de rentrer au terrier.
Le long de son chemin, des gerbilles aux mâchoires de scie sauteuse découpaient des tuyaux métalliques en lançant des "Acier ? Acier !" enjoués ; des hamsters lapaient les flaques de produits chimiques en échangeant des rots ravis ; des souris affairées démantelaient les ruines sous-jacentes et grignotaient le béton par milliers.
Un éclat tendre et mou, de ceux que renvoyait le sacro-saint plastique, attira soudain l'œil du lapin bleu. Irrésistiblement fasciné, il gambada parmi les carcasses de robots cassés, esquiva la pointe agressive d'une pale d'éolienne, puis découvrit la chose.
Il s'agissait d'un de ses congénères, à la carrosserie blanche et usée. Etendu sur le sol chaotique, entre un cerf-volant détruit et des ruines de béton armé, il avait la gorge à l'air et le nez immobile.
Le petit bouffeur de plastique promena ses moustaches vibrantes le long du vieux lapin, s'attendant à être mordu. Aucune réaction. Bizarre bizarre. Son oreille exercée captait pourtant les battements irréguliers d'un cœur, sous le plastique de la carrosserie.
Le plastique de la carrosserie… Un éclair de compréhension illumina l'œil de la bestiole curieuse.
- Plastique ? demanda celle-ci avec espoir.
Il y eut un infime mouvement du côté du lapin blanc. Quelque chose comme une déglutition.
- Plastiiiiique ? insista le jeunot.
Il tapota d'une patte nerveuse la peau de synthèse du vieillard. Et fit un bond de dix centimètres lorsque celui-ci ouvrit un œil voilé et le fixa sur lui.
Il y eut un silence.
- Plastique ? répéta enfin le lapin bleu d'une voix timide.
- Plastique, confirma l'autre.
Il ne bougeait toujours pas, aussi immobile qu'une peluche sous la lumière rouge sang.
Le petit lapin bleu eut un frisson choqué. Il était face à un nouveau problème. Cela n'en finirait donc jamais ? Il pencha la tête d'un côté puis de l'autre, écoutant ses deux instincts ; l'un, le millénaire, celui qui découlait de ses ancêtres bondissant dans les prairies, lui disait que les autres lapins ne se mangeaient pas. C'était une voix ancienne, tissée de vent, de foin et de pluie. Le second, un programme implanté dans son cerveau par les généticiens, lui ordonnait de manger absolument tout le pétrole à sa portée, quelle que soit sa forme. Cette voix-ci avait un goût de fer et de plastique, elle était durcie de règles et d'interdictions.
L'automate s'ébroua deux fois, puis une troisième, sur le point de devenir fou face à ce tout nouveau dilemme. Le lapin blanc parlait, mais ne bougeait pas. Or les robots aussi parlaient mais ne bougeaient pas. Les téléphones aussi. Les écrans de télévision aussi. Et les robots, les téléphones et les télés, ça, on mangeait.
Finalement, il utilisa la solution de secours, elle aussi incrustée dans ses gènes lors d'un temps où il y avait encore des gens pour lui répondre.
- Manger ?
Pas de réponse.
- Manger ? Mangeeeer ?
Silence. Le vieillard le fixait, l'or de son iris dans celui du jeunot, le cœur si lent à présent qu'il aurait pu s'arrêter d'une seconde à l'autre.
- Manger ?
Toujours rien. Le lapin bleu fit finalement demi-tour, désarçonné. Tant pis pour la carrosserie si appétissante.
- Manger, répondit enfin le vieux lapin derrière son dos. Manger.
Il avait fermé les paupières et attendait.
Ceci est une phrase longue qui n'a d'autre but que d'élargir le fond blanc afin que vos mirettes ne se fatiguent pas jusqu'à l'usure, que dis-je, jusqu'à la dissolution ! (ça, vous devez le laisser, de toute manière on le verra pas, faites-moi confiance je vous dis !) |