J'ai 3 mois. Il est temps pour moi de quitter ma mère ; d'ailleurs, mes frères et sœurs sont déjà partis vivre leur vie. Des maîtres sont venus les chercher les uns après les autres pour les emmener ailleurs ; le dernier est parti aujourd'hui. Je vais chercher du réconfort auprès de ma mère ; je sais qu'elle aussi s'inquiète pour moi. Je suis l'avorton de ma portée, la plus faible ; celle dont les maîtres n'étaient pas sûrs qu'elle survive. Peut-être que personne ne voudra de moi à cause de ça ?
J'essaye de téter, par habitude et pour avoir le réconfort d'un élément familier ; mais maman me repousse. Je suis devenu trop grande pour ça, maintenant. J'essaye de l'entraîner à jouer, mais elle se lève et part se coucher plus loin.
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Je passe la nuit seule, pour la première fois depuis ma naissance. Maman est allée dormir dans le jardin, mais moi je n'ai pas le droit d'y aller la nuit. Je reste enfermée dans la maison, et je mordille ce qui se trouve à ma portée pour apaiser mon anxiété.
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Des maîtres viennent à la maison, aujourd'hui. Il y a une petite fille avec eux, elle a l'air gentille ! D'ailleurs elle vient me faire des câlins. Ses parents aussi viennent me voir et me parlent gentiment. Ils me gratouillent sous le menton.
Maman me prend à part et m'explique :
« Tu sais, nos vies passent en un clin d’œil pour les maîtres. Eux vivent si longtemps... mais les meilleurs d'entre eux se lient à nous pour toujours, et ne nous abandonnent jamais. »
Je réfléchis à ses paroles, et je regarde la petite fille qui m'a fait des câlins. Si ces immortels sont si gentils, il faut que je sois un bon ami pour eux.
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J'ai trois ans. Je suis adulte, maintenant. Mais Jenny est presque une petite fille, elle n'a eu ses premières chaleurs que le mois dernier. Aujourd'hui, elle est triste : de l'eau coule de ses yeux quand elle rentre de l'école. J'ai appris que c'était ainsi que les immortels exprimaient leur tristesse : de l'eau sort de leurs yeux, et des bruits bizarres de leurs gorges.
Je ne sais pas ce qu'elle a, mais je n'aime pas que Jenny soit triste. Je monte sur son lit – normalement, je n'ai pas le droit de faire ça, mais les maîtres ne sont pas là pour me gronder – et je lui lèche la figure. D'habitude, ça suffit à la faire rire, mais cette fois ce doit être un gros chagrin. Elle cache son visage dans ma fourrure et continue de pleurer. Dans sa main, je vois une image avec un autre immortel, qui doit être un peu plus grand qu'elle. Je me demande si c'est à cause de lui qu'elle est triste...
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J'ai sept ans. Jenny a bien changé depuis que je la connais, je crois qu'elle est proche de l'âge adulte. Ses amies aussi, d'ailleurs ; autrefois, quand ils venaient à la maison, nous passions des heures à jouer à la balle. Même quand je suis devenue adulte, j'ai continué de courir derrière pour la leur rapporter ; cela les amusait, et moi ça me faisait de l'exercice. Mais maintenant, je n'ai droit qu'à une caresse en passant avant que tout ce monde n'aille s'enfermer dans la chambre. Quant aux promenades, ce sont les maîtres qui m'y emmènent. Ma jeune maîtresse a moins de temps pour moi.
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J'ai onze ans. Je suis vieille, désormais, la fourrure autour de mon museau devient grise. Quand je marche avec Jenny, les articulations de mes pattes me font souffrir. Mais ça me fait tellement plaisir qu'elle ait recommencé à se promener avec moi, je ne veux pas montrer que j'ai mal. Sinon, elle recommencera peut-être à s'enfermer dans sa chambre. Ou elle ira se balader sans moi ; après tout, elle est encore jeune. Sa peau est toujours aussi lisse, ses cheveux brillent toujours autant, et elle a le pas vif. Le temps ne semble plus l'atteindre depuis qu'elle est adulte. Une théorie qui est confirmée par l'aspect de mes deux autres maîtres, les parents de Jenny. Eux aussi ont toujours autant d'énergie que lorsque j'étais un bébé, et qu'ils réparaient mes bêtises.
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J'ai rencontré un de mes congénères, aujourd'hui. Bacchus. Il est encore plus vieux que moi. Il m'a dit que contrairement à ce que je croyais, les humains ne sont pas immortels.
« Il a veillé sur ma famille pendant des générations, m'a expliqué Bacchus. Il nous protège depuis le temps de mon arrière-arrière-arrière-grand-père, tu imagines ? Nous aussi, pendant longtemps, nous avons cru qu'il était immortel. Mais maintenant je vois qu'il n'en est rien. Sa fourrure est devenue aussi grise que la mienne, ses articulations aussi raides. Il n'a pas gardé mes enfants, il les a distribués aux siens – et à leurs propres enfants. Je suis le dernier dont il s'occupera. »
Des enfants, moi, je n'en ai pas eus – mes maîtres m'ont emmenée chez le vétérinaire pour me faire stériliser. Je me demande ce que ça fait, d'avoir des chiots. Mais je sais que s'ils l'ont fait, c'était pour mon bien. Ils n'ont jamais fait autre chose.
« Mon seul espoir, a aussi dit Bacchus, c'est de pouvoir l'accompagner jusque dans ses derniers moments. La mort d'un membre de leur espèce est si rare ; il me semble qu'elle ne devrait pas avoir lieu sans témoins. »
J'ai l'impression que c'est une tragédie, de penser qu'une vie si longue puisse se terminer. Un humain si vieux, il doit savoir tant de choses, avoir vu tant de choses...
« Je sais qu'il tire réconfort de ma présence, a conclu mon congénère. J'espère seulement pouvoir lui accorder ce réconfort jusqu'à la fin. »
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J'ai quinze ans. Je ne marche plus beaucoup, désormais, et pas longtemps. J'ai quitté la maison de mes maîtres pour aller vivre avec Jenny. Son ventre s'arrondit, je sais que ça veut dire qu'un autre humain va naître. Je la vois souvent pleurer quand elle me regarde ; elle sait que ma fin est proche. J'aimerais pouvoir la réconforter, la remercier de m'avoir apporté tant de bonheur. Si seulement les humains parlaient notre langue.
J'entends la porte d'entrée claquer, et les pas de ma jeune maîtresse résonner dans le couloir. Quelques instants plus tard, je la vois apparaître dans la pièce. Trop faible pour aller l'accueillir, je me contente d'agiter la queue. Jenny vient s'agenouiller à côté de moi. Une fois de plus, elle est en train de pleurer. Je lui lèche le visage pour la consoler. Elle rit à travers ses larmes. Mission accomplie.
Fatiguée, je pose ma tête sur ses genoux. Je vais juste fermer les yeux cinq minutes...