Je saigne.
Parfois, je saigne. Normalement, quelque chose devrait me révulser dans cette situation. Mon cerveau devrait tirer la sirène d’alarme. Mon sang est fait pour rester à l’intérieur.
S’il sort, c’est qu’il y a un problème.
Et pourtant, parfois je saigne et j’attend. Je regarde, plus frappé par l’émerveillement que la stupeur, ou par un quelconque sentiment d’indignation à l’idée qu’on ait pu détruire un peu de moi.
Je reste là, indécis, et je regarde. Je regarde mon sang qui coule, et surtout mon sang qui ne coule plus. Je suspend un instant mes impulsions vitales pour observer les merveilles d’un corps qui marche, les rouages subtiles de l’hémostase, et d’une si complexe coagulation.
C’est quelque chose que j’aime chez moi, cette prédisposition à la fascination.
Quand j’y pense, c’est peut-être pour ça que j’aime savoir. Car la connaissance est un terrain fertil et propice à l’émerveillement.
C’est peut-être ça qui me pousse à apprendre. À découvrir les mécanismes insoupçonnables du vivant. C’est peut-être ça qui me fait aimer la science. Peut-être qu’au final, la science est pour moi un vaste alphabet qui me permet de découvrir la plus grande des histoires.
J’aime à croire que je suis un scientifique, et à mes yeux la raison est la plus passionnante des fantaisies. Je suis rationnel, et certains pourraient croire que l’être, c’est voir le monde comme une immensité froide. Un amas anarchiques qu’on découperait en petit morceaux pour le comprendre, sans prendre le temps d’en voir la beauté.
Certains pensent que la science ne laisse pas de place à la beauté.
Moi je crois au contraire qu’en étant scientifique je m’abandonne à tout un univers de magnificence, à de tout nouveaux mondes de sentiments.
Au point où je peux trouver beau jusqu’à mon propre sang.
Car après tout une fleur n’est elle pas d’autant plus belle quand on connait toutes les formidables cathédrales moléculaires qui la compose ?
La grâce d’un geste n’est elle pas encore plus grande lorsqu’on a l’idée de l’immensité et de la complexité renversante des éléments et des réactions qui rendent le moindre mouvement possible ?
Je rafolle de savoir, car je suis un enfant qui réclame toujours de nouvelle histoire. J’aime me noyer dans la nouveauté, m’enivrer d’informations jusqu’à trouver celles qui me donneront le vertige.
J’aime savoir car je peux ainsi voir toutes les merveilles du monde.
Et je ne manque pas de merveilleux. Si je peux m’arrêter parfois et prendre quelques secondes pour me rapeller que je marche sur un vaisseau de pierre et de métal qui navigue à des milliers de kilomètres par secondes dans un système qui tourne tout aussi vite dans une galaxie à la rotation tout aussi véloce au sein d’un univers en pleine expansion.
Si je peux m’arrêter pour me rappeler qu’au sein de moi-même, dans ce qui peut sembler le bastion le plus inviolable de mon individualité, grouille une multitude épatante de créatures sans qui je ne vivrai même pas. Je suis l’hôte qui les protèges, et elles sont les invités qui me gardent de leurs semblables aussi fascinantes que redoutables. Je me rappelle qu’elles sont si nombreuses, qu’au final je suis plus elles que moi, et moins moi que moi.
Et parfois, oui, je m’arrête et je me rappelle que je saigne.
Je saigne, et c’est d’une beauté à couper le souffle.