La confrérie des ombres
S’il te prend l’idée de porter ton regard dans la rue, bruyante et agitée, tu verras cette marée de passants ternes et désemparés de leurs petits problèmes, aussi gris que l’air qu’ils respirent. Mais si tes yeux ont autant de courage que de couleurs, tu verras, leurs ombres, reflets de leurs âmes qu’ils ont eux-mêmes oubliées.
Quel livre ne vaut pas la peine d’être lu, quelle flamme ne mérite pas de s’allumer, et de concurrencer le jour ? Quelle écorce est trop mince, quelle abeille est trop petite ? Le vent parcour
s = parcourt la terre, et nous offre ses arômes,
glissons nous = glissons-nous avec ces spectres pour découvrir leurs histoires…
Ce sont les aventuriers des tempêtes, des dresseurs d’ours, des acrobates et des
cracher = cracheurs de feu. Des esprits sans corps mais pleins d’espoir. Et tout là-haut, porte tes yeux et ses couleurs jusqu’
au = jusqu'aux cieux, regarde, le crépuscule de ma pens
é = pensée, et tu le verras, Lui, Soleil des vies, il se met à danser.
C’est Lui qui donne leur ombre aux passants, lui qui réveille la ville et endor
me = endort mes songes. Il fait taire nos regards et pétrifie nos corps, Lui qu’on peu voir mais pas regarder.
Nous fuyons dans la nuit, sans regret sur notre passé et notre naissance diurne, nous partons et parcourons la nuit, et recommençons chaque jour comme si c’était le premier.
Sais-tu que d’aventure, un soir pluvieux, je me suis mis à recueillir ces bouts d’ombre, il m’a été pris de caprice d’en capturer cinq-six, grâce à des pièges confectionn
er = confectionnés à ma façon…
Et ensuite, les ai-je apprivoisées (ou est-ce l’inverse ?). Ensemble, nous autres, deven
u = devenus polymorphes, nous réinventâmes le doux, le secret, le tendre et la nuit, à notre façon, obscure et sublime.
Plus personne ne nous voit, mais nous sommes là, amoureux de la Lune, nous rassasiant des échecs des vivants, philosophant sur le monde et édifiant des cathédrales de papier.
L’autre vie, elliptique, se retrouve et s’organise, les rêveu
r = rêveurs d’éternité et marchant d’identités n’ont-ils jamais voulu former une famille. Et c’est leur rencontre comme deux astres errants dans l’univers qui a formé notre étoile, grâce à elle nous voyageons dans l’espace.
Mais d’aussi loin où nous allons, toujours plus de mond
e = mondes à explorer, plus profonde est la nuit, plus brillantes sont les étoiles. Et de nos aventures, nous en faisons des contes que nous nous aimons à nous raconter à la lueur de la Lune.
Je me souviens d’une cabane enfuie au fond d’un bois, au bord du monde, le soleil d’hive
rs = hiver illuminait mal de sa
pale = pâle lueur, disputé par les branches des sveltes arbres, et la neige éparse peinait à réfléchir sa chaleur. Et dès l’aurore la porte s’ouvrit, faune en fête surgît des ténèbres, et en la nature endormie, au seuil de la Lune, la danse macabre commença.
Oh voyez la joie dans les yeux des ambres ombres de fin d’année, plus flamboyant que nos gris passants, tyrannisés par l’astre divin. Et vînt l’hôtesse des lieux, habitant et hantant cet endroit en douce rêveuse, amie des dryades et chercheuse de fées. Outre ses cheveux-broussailles et ses bras-brindilles, elle portait en trophée sa ramure. Sa voix cristalline serpentait les sous-bois. Mais le plus saisissant, son corps ni ombre ni chair, était d’une fibre si rare et si fragile, sensible à l’extrême aux températures ultimes.
La nuit
fraiche = fraîche d’après solstice lui glaçait les membres et gelait son cœur, et Hélios, cruel insouciant, que du plus petit rayon embrase son âme et fait fondre son corps.
Étrange malédiction : du chaud elle craignait, du froid, elle en avait peur. Ne pouvait pas sortir s’exposer ni le jour
s = jour, ni la nuit. Elle n’apparaissait qu’à l’aube, et repassait au crépuscule.
Alors, un jour
s = jour de repos, entre le songe et le rêve, dans une clairière à demi éclair
é = éclairée, elle m’est descendue écliptique intrigante… et me confia, le temps du coucher solaire:
« Chanceux, sans consistance, de n’être qu’ombre »
« avec légèreté, vous parcourez en nombre »
« les jardins inconnus, les rivières oubliées »
« et plein d’autres choses, sans rien sacrifier »
« insouciants, vous réécrivez le mythe : »
« cette douloureuse vie, Ô combien maudite »
« que j’aspire à fuir et toujours m’encha
ine = enchaîne »
« déplore mon tourment, attise ma haine »
« reviens,
fais moi = fais-moi revivre et rire »
« repars et
fait moi = fais-moi enfin mourir »
« reste, une nuit, un moment »
« reste ! j’ai un secret à t’offrir »
« repars ! et garde aussi mon désir »
« reviens ! une dernière fois, lentement… »
« tiens-moi»
« serre-moi»
« raconte-moi»
« souffle-moi »
« Je ne passerai pas ma vie recluse, mais avant de me pétrifier au cœur du plein hiver, je veux
bruler = brûler une dernière fois, vien
t = viens contre moi, et tou
t = toute ombre que tu es, tu verras la lumière dans les ténèbres, et la flamme dans la glace »
Ses paroles sans réponse se perdirent dans la nuit naissante, et ma pauvre ombre fut transpercée de son éclat de lumière. Mais loin de m’en soucier, je la laissai faire. Et d’un pâle feu de camp nous prolongeâmes l’atmosphère tiède sur l’orée.
La singularité de cet instant, cette rencontre unique la fît durer une éternité. Mais échappant au temps, nous pûmes échapper au matin, et la belle, plutôt que de me voir partir, laissait le givre l’endormir pour toujours, au cœur de l’horreur, deux heures avant l’aurore, sans que ma volonté ne pu l’empêcher. Et de cette statue sylvestre, son âme sensible demeurait, projetant une ombre grande et aussi belle que la forêt elle-même.
Plein d’amertume, et plus mélancolique que jamais, le cœur en tombe. Je revins auprès de mes semblables : la confrérie des ombres. Chacun ayant mené son aventure, me raconte à leur tour leurs surprenantes histoires vécues en dépit du monde moderne.
Il est tard, mais j’attends, fébrile d’impatience, le prochain récit...